Tendai et la pensée de l’Eveil Originel – Partie 3

Explorations

Tendai et la pensée de l’Eveil Originel – Partie…

L’émergence de la pensée de l’Eveil Originel dans le Japon du IXeme siècle

Saicho revint de Chine en 805, Kūkai y resta un peu plus longtemps et revint en 806. Les enseignements et les pratiques que ces deux hommes élaborèrent à leur retour au sein des deux écoles qu’ils établirent – respectivement, Tendai et Shingon – marquèrent le lancement d’un effort créatif pour élaborer une forme véritablement japonaise de bouddhisme, au-delà des pratiques formelles que le bouddhisme de Nara avait héritées de Chine et de Corée.

Pour être honnête, le bouddhisme avait déjà subi une réorientation radicale depuis son entrée en Chine au début du premier millénaire. Le Sutra du Lotus, qui avait été rejeté par le bouddhisme indien dominant, en était venu à être considéré comme l’enseignement final du Bouddha. Le Réveil de la Foi dans le Mahayana avait synthétisé le Sūtra Tathāgatagarbha (la nature de Bouddha) et la conscience d’alaya de Yogācāra (ālayavijñāna) comme deux aspects d’un seul esprit – “l’esprit en termes d’Absolu” et “l’esprit en termes de phénomènes”, établissant ainsi la “possibilité toujours présente de transformer ce dernier en esprit d’éveil.”

Dans son livre Original Enlightenment (L’Eveil Originel), Jacqueline Stone écrit que, dans les visions rigoristes des écoles chinoises Huayan et Tiantai, l’accent mis sur la non-dualité avait déjà “entraîné une reconception du monde empirique. Ce n’était plus le produit de l’illusion ou un lieu de souffrance auquel échapper, mais le domaine même où la vérité doit être réalisée et la libération atteinte”. Avec l’introduction par Kūkai des enseignements ésotériques et le long processus d’ésotérisation du Sutra du Lotus entrepris dans l’école Tendai, la doctrine de l’Eveil Originel a rapidement occupé le devant de la scène et est finalement devenue l’orthodoxie.

Les six écoles du bouddhisme de la période précédente de Nara (710-794), qui étaient sous le contrôle de l’État dans la capitale, défendaient un modèle graduel de libération. En revanche, Saicho et Kūkai établirent leurs centres monastiques loin de Nara – pour Saicho, le mont Hiei, qui, cependant, se retrouva rapidement assez proche de la nouvelle capitale Heian-kyo (aujourd’hui Kyoto), et pour Kūkai, le mont Koya, dans la préfecture de Wakayama, à quelques jours de marche de la capitale.

Stone déclare que Saicho “n’a pas développé le hongaku (l’Eveil Inhérent) en tant que catégorie doctrinale (..) Néanmoins, il fut d’une grande importance dans le développement de la pensée médiévale de l’Eveil Originel Tendai (..) Saicho est responsable d’un certain nombre d’innovations dans la pensée et la pratique qui, au fil du temps, différencie profondément le Tendai japonais de son prédécesseur continental”. Bien qu’il ait obtenu quelques enseignements ésotériques, Saicho avait passé la plupart de son temps en Chine avec Daosui, le 7e patriarche de l’école Tiantai, car il avait besoin d’obtenir de lui la lignée Tiantai afin d’obtenir l’autorisation officielle de la cour pour fonder le Tendai japonais sur le mont Hiei. Cependant, Stone note que “la propre initiation de Saicho en Chine aux enseignements ésotériques n’a pas été aussi détaillée que celle de Kūkai”, ainsi, “pendant sept ans, de 809 à 816, il s’est efforcé d’emprunter et de copier des textes ésotériques de Kūkai et a même reçu de lui une abhisekha 灌頂 1Le rituel Abhiseka dans le bouddhisme Shingon est le rituel d’initiation utilisé pour confirmer qu’un étudiant du bouddhisme ésotérique a maintenant obtenu son diplôme à un niveau supérieur de pratique. Le kanji utilisé signifie littéralement “versement depuis le sommet”, qui décrit poétiquement le processus de passage de l’enseignement du maître à l’élève. Le rituel est populaire en Chine au cours de la dynastie Tang et Kūkai, fondateur du Shingon, y a longuement étudié avant d’introduire ce rituel auprès des autorités bouddhistes japonaises de l’époque. Un rituel d’initiation distinct existe pour le grand public appelé 結縁灌頂 (kechien kanjō) et symbolise son initiation au bouddhisme ésotérique. Ce rituel est généralement offert seulement au mont Kōya dans la préfecture de Wakayama au Japon, mais il peut être offert auprès de maîtres qualifiés et sous les auspices appropriés en dehors du Japon, quoique très rarement. Selon l’occasion, le rituel Shingon utilise un des deux mandala des deux royaumes. Dans le rituel ésotérique, après que l’étudiant a reçu les préceptes Samaya, l’enseignant du bouddhisme ésotérique assume le rôle de l’enseignant, habituellement le Bouddha Mahāvairocana, tandis que le maître et l’élève répètent des mantras spécifiques sous forme de dialogue tiré de sūtras bouddhistes ésotériques. L’étudiant, qui a les yeux bandés, jette alors une fleur sur le mandala en train d’être conçu et là où elle arrive (à savoir, sur quelle déité) aide à indiquer où l’étudiant doit concentrer son dévouement sur la voie ésotérique. Le bandeau est alors retiré des yeux de l’étudiant est un vajra lui est mis entre les mains. ou initiation ésotérique, comme l’ont fait plusieurs de ses principaux disciples”. La relation entre Kūkai et Saicho se détériora après 816, en partie parce que Kūkai utilisa des enseignements ésotériques pour concevoir un ensemble de pratiques, alors que Saicho insista pour intégrer ces enseignements à ceux du Sutra du Lotus.

Cependant, bien que Kūkai ait été décrit par un érudit comme “l’un des géants intellectuels du Japon, qui ne doit être ignoré dans aucun récit de l’histoire de la pensée japonaise”, tout en étant largement considéré comme un héros populaire – le maître ayant apporté le bouddhisme au peuple japonais (contrairement à l’élite de Nara) -, c’est bien dans le complexe du temple Tendai de Saicho, établi sur le mont Hiei, que la pensée de l’Eveil Originel s’est développée et a été transmise aux fondateurs des écoles Kamakura (Terre Pure, Zen et Nichiren pour ne citer qu’elles), qui y ont tous été formés.

Saicho a en effet joué un rôle déterminant dans la création des conditions institutionnelles qui permettraient aux moines japonais d’aller au-delà de la simple transplantation d’écoles bouddhistes chinoises sur le sol japonais. Enryaku-ji sur le mont Hiei n’était pas seulement un temple. C’était une institution monastique avec trois mille sous-temples, qui devait jouer le rôle d’une université bouddhiste pendant de nombreux siècles. Avant d’être attiré par l’école Tiantai, Saicho avait été ordonné à l’école Kegon (Huayan). En Chine, il avait également reçu l’initiation d’un maître Chan de l’école du Mont de la Tête de Bœuf (牛頭宗 Niu-t’ou zong). Ainsi, il pouvait offrir un large éventail d’enseignements et de pratiques, en plus des enseignements Tiantai de Zhiyi2Le fondateur de l’école chinoise Tiantai basés sur le Sūtra du Lotus et la Triple Vérité – en particulier Mitsu (Mikkyō – enseignement ésotérique basé sur le Sūtra Mahāvairocana), la méditation Zen, et Kai (préceptes Mahāyāna). Les moines furent encouragés à rechercher de nouvelles perspectives à travers leur pratique personnelle, guidés par des maîtres grâce à l’utilisation de documents de transmission privés appelés kuden3Pour plus d’informations, lire l’article (en anglais) “”Kuden”: The Oral Hermeneutics of Tendai Tantric Buddhism” de Michael Saso dans Japanese Journal of Religious Studies, Vol. 14, No. 2/3, Tendai Buddhism in Japan (Jun. – Sep., 1987), pp. 235-246 (12 pages). En fin de compte, c’est sur la base de ces kuden qu’une compréhension sophistiquée de l’Eveil Originel fut atteinte près de trois siècles plus tard.

Source: Jacqueline I. Stone – Original Enlightenment and the Transformation of Medieval Japanese Buddhism

Retrouvez-moi dans mon prochain article: La pensée de l’Eveil Originel

Aymeric.G

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